Mayotte à Travers l'Objectif : Rencontre avec Germain Le Carpentier
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J'ai manqué l'avant-première du film Laka et n'ai pas pu le voir au cinéma. Cependant, j'avais décidé de contacter Germain Le Carpentier pour en apprendre davantage sur ses ambitions pour le cinéma mahorais. Je peux vous dire que cette rencontre a été très enrichissante. J'ai adoré échanger avec lui, car j'y ai trouvé une âme d'enfant, ce grand rêveur dont notre belle île a tant besoin.
C'est cette même âme d’enfant qui me murmure qu'il est possible d'avoir de l'eau en abondance pour Mayotte et que nos jeunes peuvent exceller dans tous les domaines grâce à l’éducation. C’est cette même âme qui me garde éveillée la nuit et me pousse à continuer le combat.
Je suis toujours curieuse de savoir comment Mayotte définit ce qu'est être mahorais ou mahoraise. Mon cœur me donne invariablement la même réponse : est mahorais(e) celui ou celle qui contribue au développement et au rayonnement de notre île. Point final.
Je suis ravie de vous faire découvrir l’histoire de Germain.
Bonne lecture !
Racha Mousdikoudine
Écrivaine,
Fondatrice des Éditions Soma School
Qui es-tu ?
Socialement, je me considère comme un citoyen du monde. L'ouverture sur le monde et les cultures m'a permis de contribuer et de participer à de nombreux points sociétaux. Je n'appartiens pas à un groupe spécifique, mais à une certaine idéologie positive. J’ai les trois religions monothéistes dans le sang et je suis un bon mélange, malgré que cela ne se voit pas physiquement. Ayant beaucoup bougé, déménagé, vécu dans plusieurs pays, cela m'a amené à beaucoup réfléchir à qui j’étais et ce que je voulais devenir en tant qu’être humain.
Je suis né à Auxerre, une ville riche en histoire en France, et j'ai grandi dans ce qu’on appelle “la province”, entre Avignon et Marseille, dans des quartiers populaires, dans la banlieue et dans des villages ou petites villes qui ne payaient pas de mine. J’ai longtemps caché le fait que même en bougeant, j’ai grandi avec ma famille dans un mouvement charismatique (un terme souvent résumé par le mot : secte). Puis je suis parti à Paris, pour m’essayer, comme dans les contes et légendes qui disent que ceux qui vont à la ville réussiront. Et enfin, aux États-Unis et un peu en Argentine. Professionnellement, j'écris et réalise des films, mettant en lumière mes expériences de vie. Passer le cap des 30 ans m'a permis de comprendre ce qui m’anime. Mayotte a été un déclic pour moi, m'apportant énormément tant sur le plan professionnel que personnel. J'ai le sentiment de pouvoir contribuer à cette terre d’Histoire et j'aime travailler ici et avec les Mahorais.
Quel est ton parcours scolaire ?
J'ai détesté l'école telle qu'elle fonctionne actuellement, mais j'adore apprendre. Je trouve que l'école au sens propre du terme, l’école française, ne valorise pas suffisamment les gens et ne les accompagne pas assez. J'ai toujours vécu avec des personnes en situation de handicap, des personnes atteintes de trisomie ou d’autisme. Moi-même, j’ai eu quelques soucis liés à la dyslexie. Je pense que les enseignants font un travail très difficile, et qu'il faut favoriser plus d'intégration. À Mayotte, beaucoup de jeunes diplômés traînent dans la rue faute de solutions. Et ce n’est pas la motivation qui manque.
J'ai étudié le graphisme, car je voulais faire quelque chose de proche de l'art. Le graphisme m'a appris la rigueur et l'organisation. J'ai suivi un cursus professionnel avec un BEP de deux ans et un bac professionnel production graphique. Je déteste travailler dans un bureau avec quelqu'un au-dessus de moi. Je voulais étudier à New York, mais mes parents n'avaient pas les moyens pour que j’aille à NYU et Columbia, là où pourtant mon dossier était valide. J'ai fait un an d'études de cinéma à la Sorbonne, mais c'était trop théorique et je ne supportais pas que la grande majorité de mes enseignants m'apprennent le cinéma comme s'il était né dans les bouquins.
Aujourd'hui, je n'ai pas les diplômes nécessaires pour dire aux jeunes que ce qu'on leur apprend servira peu, car pour moi le cinéma s'apprend sur le terrain et en faisant. Il faut acquérir des compétences techniques, maîtriser le matériel et comprendre les diverses démarches artistiques. Et on a le droit à l’erreur, et on doit tomber pour mieux se relever. J'ai fait des stages, j’ai travaillé dans des boîtes de productions, j’ai moi-même produit et j’ai commencé à réaliser des courts métrages, ce qui constitue mes vrais acquis aujourd’hui.
Je sais comment financer et produire un film, mais ça ne fait pas tout. Il faut une bonne formation et du temps, car apprendre dans les livres n'est pas suffisant. Comme en médecine, pour moi c’est le même problème. Un médecin devrait pouvoir pratiquer dès la première année, mais c’est une autre histoire. À Mayotte, nous n'avons pas le régime de l'intermittence du spectacle, essentiel pour les artistes, ce qui est un droit fondamental français pour protéger les créateurs. Il faut que les gens soient formés et sachent pourquoi ils veulent faire ce métier, mais ils doivent être assurés financièrement pour exercer correctement leur travail. Je suis persuadé aussi que des écoles de cinéma comme Kourtrajmé ou la Cinéfabrique peuvent exister à Mayotte (j’y travaille à vrai dire). Les choses bougent, mais nous sommes dans l'urgence en matière de formation, particulièrement à Mayotte. J'ai galéré en France métropolitaine et même aux États-Unis, je n'ose même pas imaginer ce que vivent les Mahorais ici.
Quel a été ton parcours professionnel ?
J'ai eu de nombreuses coupures dans ma vie et d’expériences diverses. Après plusieurs expériences en production, j'ai quitté réellement la France pour la première fois en 2015, direction la Floride, pour un projet de film que j'ai pu achever trois ans plus tard avec des camarades américains. Je suis revenu à Paris, puis je suis reparti rapidement pour New York, où j'ai vécu trois ans et demi, avant de partir en Argentine pour une histoire d'amour compliquée qui m’a amené à des découvertes.
Je suis retourné en Argentine pour poursuivre des recherches documentaires et écrire. Je devais ensuite faire un tour de plusieurs pays de l'Amérique Latine, mais le Covid m'a mis en quarantaine sur l'île de Ré. Là, j'ai écrit un film avec un ami et mon père, avant de séjourner à Marseille et Lyon. A cette époque j’étais intermittent du spectacle et ça m'a permis d’avoir le temps réel pour mettre en place des projets. Entre-temps, ma compagne a reçu une offre de poste à Mayotte, je l'ai rejointe, et nous y sommes depuis quatre ans.
Je n'avais pas prévu de faire des films à Mayotte, car initialement, nous ne devions pas rester, comme beaucoup de Mzungu (certainement que je ne devais pas aimer au fond de moi, d’être juste cette personne de passage). En racontant mes péripéties et mes découvertes à Maxime Roy, un ami cinéaste de l’Hexagone, il m'a invité à mettre en forme mes expériences dans des scénarios. J'ai écrit un premier court-métrage sur ma propre histoire, mais cela ne m'a pas plu et j’avais une sensation de “déjà vu”. Le projet a évolué avec le temps, nourri par des rencontres, dont Mohamed Allaoui qui a fortement contribué à ce premier né mahorais : Laka. Ensemble, nous avons écrit ce premier court métrage en shimaoré. Entre-temps, je suis parti en Bourgogne réaliser le film que j'avais écrit pendant le Covid et qui a fait quelques festivals par la suite.
Peux-tu nous parler de tes projets à Mayotte ?
Ma première rencontre, c’est avec un camarade de Kaweni, Myster Mariox (Ampire Production), qui réalise de nombreux documentaires de façon indépendante et qui finissent souvent sur YouTube. Son énergie et sa "good vibe" m'a motivé à réaliser des projets ici. Et surtout, je me sentais soutenu. Au fil des rencontres, il y a eu un déclic, quand Fahed Mahdji (un technicien caméra) m’a présenté Zora Abdou Kaphet de Mayotte 1ère, qui elle m’a amené jusqu’à la rencontre avec un jeune producteur mahorais : Daniel Chebani Chamssoudine. En quelques mois à peine, le court-métrage Laka a vu le jour. Nous avons cru en ce projet, en travaillant avec les services publics et les techniciens locaux. La post-production a été effectuée hors département, car nous n’avons pas les infrastructures adaptées pour finaliser un film dans les normes ici. Aujourd'hui, le film voyage beaucoup. C’est ma bénédiction de Mayotte. Je ne pouvais pas rêver mieux que de participer modestement à cette mise en lumière de ce petit archipel inspirant, qui m’a accueilli comme l’un de ses enfants. Laka est le premier film en shimaoré à avoir été présenté dans le monde, avec une nomination au Prix Unifrance (qui se déroule pendant le festival de Cannes). C’est amusant de se rendre compte dans certains festivals que l'audience découvre qu’à Mayotte nous avons une histoire forte avec nos langues ancestrales et nos croyances. Comme quoi, un film, même court, peut avoir un impact sur la société.
Laka reste pour moi un film fragile, tourné dans le lagon, et donc dans des conditions techniques inédites. Mais l’expérience était hors du commun. Même si j’ai l’impression que Daniel et moi-même n’avons pas assez rendu à notre jeune équipe, la chance qu’elle nous a permise de réaliser ce film dans ces conditions idéales.
Quelques mois plus tard, j’ai pu réaliser Haraka Haraka, un court métrage documentaire hybride de 26 minutes sur la course de pneus. C’est une idée née d’échanges autour de projets documentaires avec Daniel, qu’il souhaitait produire. Très vite est venu le choix d’une œuvre en noir et blanc, au format 1:37 (ma signature personnelle sur mes derniers films), rappelant le cinéma classique des années 50, comme par volonté d’être un hommage à l'Histoire de Mayotte. Une place dans le patrimoine cinématographique, quasi inexistante localement malheureusement. La post-production a été plus longue et plus complexe, et toujours dans l’Hexagone. La première mondiale a eu lieu en juin à Paris au Champs Elysées Film Festival. Et comme pour Laka, le film a été pré-acheté par le pôle Outre-Mer de France Télévisions, donc sera visible d’ici quelques mois sur les antennes et en replay.
Mon prochain film est une fiction autour d’un portrait de femme de Mayotte et son couple travaillant et vivant dans une base nautique, au sud de Mayotte. Le film se déroule en parallèle des barrages citoyens, et interroge l’enracinement, la famille et les croyances ancestrales. Une écriture partagée avec mon co-auteur de Laka et Hamza Lenoir, un talentueux dramaturge, dont les œuvres théâtrales sont significatives de la culture Mahoraise. C’est une nouvelle structure qui produit le film à Mayotte, en co-production avec Mondina Films (dont l’un des derniers films fut nommé au César du meilleur Court-Métrage, l’an passé). J’ai l’impression qu’il s’agit de mon dernier court-métrage, donc nous y mettons une certaine ambition. Et c’est une chance que ce soit mon projet le mieux accompagné à ce jour.
Quelles sont tes affiliations et engagements dans le cinéma ?
Je fais partie des groupes court-métrage et Région de la SRF (Société des Réalisatrices et Réalisateurs de Films), premier syndicat du cinéma en France et qui est à l’initiative de la Quinzaine des Cinéastes, une sélection du Festival de Cannes. Je milite pour le cinéma ultramarin, surtout pour Mayotte à vrai dire. Je suis aussi nouveau membre actif de l'AJUCA (association pour les jeunes ultramarins dans le cinéma et l'audiovisuel), créée par des anciennes étudiantes de la FEMIS (première grande école publique de cinéma en France), originaires de Polynésie et Nouvelle Calédonie. Tous les membres sont des cinéastes d’outre-mer et l'objectif est de promouvoir le cinéma ultramarin, de le soutenir et de développer une démarche collective, sociale et culturelle. Nous essayons d'avoir des membres de chaque DOM-TOM. Je suis le seul de Mayotte à ce jour, comme pour la SRF d’ailleurs. L'association a un an et demi, même si de grosses actions ont déjà été faites, il est prévu d’en avoir d’autres dans de grands festivals internationaux, dès l’année prochaine. Quand il y a du cinéma ultramarin, il faut le préciser et ne pas accepter d'être relégué au second plan, comme c’est trop souvent le cas. Le cinéma est une mise en lumière de nos histoires, nos émotions, nos pulsions et nos envies.
Quel est ton message pour les jeunes et futurs cinéastes ?
Le levier artistique est une vocation et mène à la conviction. Il ne faut jamais lâcher, même si cela prend des années. Si c'est ce qui vous fait vibrer, allez jusqu'au bout et n'ayez pas peur des refus, des échecs, de la marginalisation. Même si on vous dit non 19 fois, le 20e sera un oui.
La chance que nous avons à Mayotte est que nous sommes tous dans les mêmes difficultés et convaincus que cela va et doit fonctionner. Nous sommes complémentaires, des forces vives, et n'avons aucun intérêt à être concurrents sur cette terre de cinéma à devenir. Il faut être ambitieux, mais rester réaliste. Et surtout ne pas s’égarer à vouloir tout faire et n’importe comment. On sait que le magnégné n’est pas synonyme d’avancées. Je crois que nous pouvons faire des films à Mayotte, pour le reste du monde, pour que les gens observent nos capacités à créer et voient qui nous sommes vraiment.
Fin
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