Sabrina Cajoly : Une Voix Puissante pour les Droits Humains et l'Eau Potable
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En 2023, alors que nous nous préparions à manifester par centaines dans les rues de Mayotte pour protester contre l'eau boueuse, cette eau qui coule toujours de nos robinets, j'ai eu la chance de rencontrer, via LinkedIn, Sabrina Cajoly. À cette époque, je n'étais pas encore présidente de l'association Mayotte A Soif, et c'est elle qui m'a encouragée à orienter nos actions vers le terrain juridique. Pour la première fois à Mayotte, dans un combat vital, nous avons décidé d'intenter plusieurs actions en justice pour obtenir de l'eau potable pour tous.
Sabrina a été d'un soutien inestimable, partageant à la fois son expérience personnelle et ses connaissances techniques sur les droits humains. Ce qui m'a le plus frappée chez elle, c'est sa maîtrise parfaite de la langue française. En l'écoutant, je retrouvais la saveur des grandes œuvres littéraires qui m'ont marquée à jamais.
Je vous invite à la découvrir à travers cette interview inspirante. Sabrina a vécu plusieurs vies dans plusieurs pays, et par ses mots, j'ai voyagé dans une réalité dure, celle qui ne figure pas dans les publicités touristiques.
Avant cela, soutenez notre cause en signant cette pétition, car chaque voix compte.
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Merci du fond du coeur :
Racha Mousdikoudine
Citation de Sabrina : " Nous devons être les moteurs de la défense et de la promotion de nos droits humains."
Qui es-tu ?
Je m'appelle Sabrina Cajoly. Je suis Française, à la fois martiniquaise, hexagonale et guadeloupéenne. Je suis juriste internationale spécialisée en droits humains, engagée depuis 2020 sur les questions de l’eau potable en Guadeloupe et du chlordécone aux Antilles.
Quel a été ton parcours scolaire ?
J’ai effectué mes études en France métropolitaine jusqu’au baccalauréat, puis j’ai suivi une classe préparatoire aux grandes écoles. J’ai poursuivi un double cursus en droit et en langues, et j’ai participé au programme Erasmus en cursus de droit trilingue et interculturel dans trois pays : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. J’ai également obtenu un master en droit européen et droits de l’Homme.
Quel a été ton parcours professionnel ?
J’ai principalement travaillé pour des organisations internationales en droits humains, notamment l’Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECO), l’Organisation des Nations Unies (ONU), le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF) et le Conseil de l’Europe.
Qu'as-tu aimé au cours de tes expériences professionnelles passées ?
J’ai eu la chance d’évoluer sur trois continents : en Europe, en Afrique et dans la région des Amériques/Caraïbes, notamment au Panama et à Haïti. J’ai beaucoup apprécié la diversité des sujets liés aux droits humains (enfants, femmes, minorités, orientation sexuelle et identité de genre, diversité culturelle, etc.) et les défis associés. J’ai collaboré avec des personnes de diverses nationalités, combinant travail juridique, plaidoyer et travail de terrain. Un des aspects essentiels de mon travail a toujours été le renforcement des capacités des organisations de la société civile (OSC). Partout, j’ai interagi avec les communautés locales et les autorités nationales en apportant un appui technique pour informer, sensibiliser, former et promouvoir les droits humains, notamment en explicitant le fonctionnement des mécanismes de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et les règles de droit international.
Au Conseil de l’Europe, j’ai notamment travaillé sur la justice adaptée aux enfants en accompagnant des experts dans la rédaction de textes pour la protection des enfants, qu’ils soient victimes, auteurs ou témoins de violations. J’ai également collaboré avec des organisations soutenant le Comité de protection des droits des enfants en Afrique.
À l’Organisation des Nations Unies (ONU), j’étais en contact avec les communautés et les personnes affectées par les défis d’accès à la justice, notamment en lien avec les violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants et les droits des personnes en détention. Je faisais du monitoring pour contribuer à l’amélioration des lois et des pratiques, et je conseillais les autorités de police et pénitentiaires.
Au Libéria, avant l’épidémie d’Ebola, je me suis intéressée à la question de l’assainissement, en renforçant les capacités des organisations locales pour qu’elles puissent porter leur plaidoyer au niveau national et international. Au Mali et en République Démocratique du Congo (RDC), j’ai contribué à la protection des enfants dans les crises humanitaires, notamment la démobilisation des enfants dits soldats dans les conflits armés.
Quelles ont été tes difficultés ?
J’ai été confrontée à des réalités très dures, notamment au Mali, en République Démocratique du Congo (RDC) et en Haïti, face aux groupes ou gangs armés. J’ai parfois mené des enquêtes sur des meurtres, y compris d’enfants, sur les scènes de crime. J’ai ressenti un sentiment d’impuissance face aux déplacements massifs de populations en raison des conflits armés, notamment en République Démocratique du Congo (RDC). Les familles sont souvent séparées, perdent tout et vivent entassées dans des camps.
Tu as créé ton association Kimbé Rèd - French West Indies (FWI). Quelle est sa signification ?
Kimbé rèd, en créole antillais, signifie "tenir bon". C’est notre façon de dire que, face aux nombreux défis auxquels nous sommes confrontés, nous sommes résilients mais pas résignés. Nous nous battons pour l’égalité.
Qu’en est-il de la problématique de l’eau ?
Je suis rentrée aux Antilles en 2019 après de nombreuses années d’expatriation et j’ai vécu l’incroyable et éreintante réalité des coupures d’eau au quotidien. J’ai constaté en outre des problèmes de non-potabilité de l’eau. Pendant la pandémie de COVID-19, la problématique est devenue vitale. Les recours engagés étaient souvent infructueux, même si l’opérateur était parfois condamné à distribuer quelques packs d’eau.
J’ai rédigé un rapport documenté en consultation avec des associations locales et l’ai envoyé aux Nations Unies. J’ai expliqué la problématique des coupures d’eau, qui dure souvent plusieurs jours, parfois plusieurs semaines et même jusqu’à plus d’un mois.
Par exemple, en 2020, une femme enceinte privée d’eau pendant plus de 40 jours consécutifs a perdu son enfant à plus de quatre mois de grossesse. Pour toute réponse, les autorités lui avaient proposé de se rendre dans une école située à plusieurs kilomètres de chez elle pour accéder à une citerne d’eau non potable. Il y a malheureusement de nombreux autres exemples aussi aberrants aux conséquences aussi dramatiques.
Souvent, on s’arrête à l’image idyllique et touristique sans considérer cette problématique vitale. Régulièrement, les parents doivent venir chercher leurs enfants à l’école car il n’y a pas d’eau, et la cantine scolaire fonctionne mal. Les enfants guadeloupéens perdent en moyenne un mois et demi de cours chaque année à cause des coupures d’eau. À l’hôpital, les patients peuvent être rationnés en eau, recevant une bouteille d’un litre et demi par jour et devant se procurer le reste par leurs propres moyens. Les médias ont plusieurs fois rapporté la présence de matières fécales dans l’eau de l’hôpital.
Un audit ministériel a identifié trois causes principales : la vétusté des canalisations, le réseau d’eaux usées parfois raccordé au réseau d’eau potable, et le chlordécone, pesticide cancérigène utilisé dans les plantations de bananes.
L’eau potable a été reconnue par l’Organisation des Nations Unies (ONU) comme un droit humain, impliquant une série de droits connexes comme le droit à un environnement sain, au logement, à l’éducation, à la santé, à un niveau de vie suffisant, et au développement.
J’ai créé mon association en 2023, réalisant que pour porter ce plaidoyer au niveau international, il fallait au sein de l’association une personne engagée dotée des connaissances techniques et d’une expérience en droit international. Il est crucial de connaître les traités internationaux des droits humains, les mécanismes de protection, et de maîtriser plusieurs langues, notamment l’anglais.
Qui sont tes interlocuteurs ?
Les rapporteurs spéciaux des Nations Unies (ONU) sur les droits humains sont les premiers interlocuteurs internationaux que j’ai saisis. En 2021, cinq ont répondu au premier rapport que j’ai envoyé en 2020, portant sur l’eau potable et l’assainissement, l’environnement, le logement, l’éducation, et la lutte contre la pauvreté. En 2024, sept ont donné suite à la visite effectuée par un expert de l’ONU que j’ai organisée avec le bureau du Rapporteur spécial sur le droit à l’eau potable et à l’assainissement en Guadeloupe en novembre 2023. C’était la toute première visite sur les droits humains en dehors de la métropole ; un événement inédit.
En 2023, la France a été examinée par plusieurs comités des droits de l’Homme : le Comité des droits de l’enfant en mai, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels en octobre, et le Comité pour l'élimination de toutes formes de discrimination à l'égard des femmes en octobre. Ces comités sont composés de 18 experts chacun, veillant à l’application des neuf traités internationaux sur les droits de l’Homme.
J’ai soumis des rapports et je me suis présentée devant eux pour parler de la question de l’eau potable en Guadeloupe, du chlordécone aux Antilles, et pour soulever la problématique de l’eau potable et des inégalités dans les autres territoires ultramarins, notamment à Mayotte.
Quels sacrifices as-tu dû faire ?
Depuis 2020, mon implication s’est intensifiée, surtout en 2023. Le travail effectué en 2023 m’a coûté 63 000 euros en fonds personnels, incluant les billets d’avion pour Genève et Paris. Le travail sur la Charte sociale européenne m’a pris quatre ans. Cela a impacté ma vie personnelle, professionnelle et financière, et m’a exposée à des risques de représailles.
Pourquoi faut-il se rallier à cette lutte pour les droits humains, notamment pour l’accès à l’eau ?
Nous sommes des territoires français et, selon la constitution et le droit international des droits humains, nous avons les mêmes droits que les habitants de la métropole. En pratique, ce n’est pas le cas. Le problème de l’accès à l’eau en Guadeloupe est structurel et commun à tous les territoires ultramarins. Un fossé existe entre la métropole et nos territoires. La société civile dans les territoires ultramarins doit se mobiliser pour porter ces problématiques et promouvoir davantage le respect des droits humains. Nous devons être les moteurs de la défense et de la promotion de nos droits humains.
Quel est le message que tu aimerais faire passer ?
Individuellement, nous sommes une goutte d’eau, mais ensemble, nous sommes un océan. Nous avons tous et toutes la possibilité et la responsabilité, en fonction de nos capacités, de nous engager pour cette cause, peu importe nos fonctions : membres associatifs, chefs d’entreprises, salariés, élus, journalistes, usagers, agents de l’État et des collectivités, ainsi que les acteurs internationaux tels que les organisations non gouvernementales (ONG) et les organisations internationales.