Sarah Koutala : De Mamoudzou aux Jeux Olympiques, le Parcours Inspirant d'une Dentiste Passionnée
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J’ai connu Sarah Koutala au lycée de Mamoudzou, baptisé récemment Lycée Younoussa Bamana. Je la croisais parfois dans le préau ou entre deux cours. Dans mon souvenir, il y a toujours eu son sourire éclatant. Alors, je ne suis pas étonnée d’apprendre qu’elle est devenue chirurgienne dentiste. Elle fait partie des “filles” par lesquelles j’aurais aimé être influencée à l’époque. Cette belle époque où les rêves peuvent s’exprimer de façon illimitée. Et Sarah a réalisé le sien. Bravo à elle !
De plus, elle a été sélectionnée pour être dentiste pendant les Jeux Olympiques et sera présente aux Jeux Paralympiques fin août 2024 à Paris.
Je vous invite à découvrir son histoire inspirante.
Bonne lecture !
Racha Mousdikoudine
Qui es-tu vraiment ? Quel genre de personne es-tu ? Quelle est ton histoire ?
Je suis Sarah Koutala, j'ai 35 ans et je suis chirurgienne dentiste au centre hospitalier de Mayotte. Mon histoire est assez riche et diversifiée. Mes parents sont originaires du Congo et je suis née en Moselle, dans l'Est de la France, où j'ai vécu jusqu'à mes 5 ans et demi. Suite à la mutation de mon père, nous avons déménagé à l'île de la Réunion, où j'ai passé une partie de mon enfance avant de découvrir Mayotte à l'âge de 11 ans. C'est ici que mes parents se sont installés définitivement, et j’y ai poursuivi une grande partie de ma scolarité. Pendant mes études supérieures, j'ai fait une première année de médecine à Tours avant de me spécialiser en odontologie à Clermont-Ferrand. Tout au long de mes études, j'ai gardé un lien fort avec Mayotte, effectuant des stages pour revenir finalement exercer en tant que dentiste sur l'île quelques années après l'obtention de mon diplôme.
En 2014, j'ai soutenu une thèse sur "la santé bucco-dentaire des enfants de 6 et 12 ans à Mayotte", démontrant ainsi mon engagement envers la santé publique locale. J'ai par la suite entamé une activité libérale dans le Puy-de-Dôme. En parallèle, j’encadrais des étudiants en odontologie pédiatrique à l’hôpital de Clermont-Ferrand et je consacrais également une partie de mon temps à des activités bénévoles dans une association offrant des soins gratuits aux plus démunis. En 2017, j'ai fait le choix d’arrêter mon activité bénévole et hospitalière pour me consacrer un peu plus à ma famille, qui s'est agrandie cette année-là. J’ai uniquement maintenu une activité libérale. En 2019, ce fut l'occasion de revenir à Mayotte définitivement, attirée par la chaleur humaine et la nécessité de retrouver ma famille.
Parler de soi est souvent délicat, car c'est souvent à travers le regard des autres que l'on se définit. Pour ma part, je me définirais comme une personne profondément empathique, attentive aux besoins et aux émotions des autres. Cela me rend souvent très sensible aux situations émotionnelles.
Quand tu dis que tu es facilement touchée par les gens, est-ce que tu veux parler du fait que tu es plus empathique envers eux ou c’est juste en général comme un ressenti ?
Oui, exactement. L'empathie est une qualité essentielle pour moi, surtout dans ma profession de soignante. Comprendre pleinement le vécu et les besoins de mes patients est crucial pour leur offrir les meilleurs soins possibles.
Pourquoi Mayotte et pas la Réunion ?
J’y ai vécu petite et peut-être que la période de vie à laquelle j’ai vécu à Mayotte (l’adolescence) a fait que j’ai tissé des liens plus forts avec l’île. Une des explications possibles également est que j’ai eu une “mauvaise expérience” en arrivant à la Réunion. Par contre, c’est très personnel, et je ne peux pas généraliser mon vécu à celui de tout le monde. En arrivant à la Réunion, j’ai pris conscience que j’étais une fille noire ou du moins on m’a fait comprendre que j’étais différente. J’étais petite alors peut-être qu'il y a eu une mauvaise interprétation des faits, j’ai aussi été harcelée. J’ai également vécu de très bons moments et gardé de belles amitiés.
Même dans le cadre de mes études en hexagone, j’ai pu connaître le rejet de certains patients. Je pouvais ressentir que certains ne souhaitaient pas être soignés par une femme noire.
L’une des expériences qui m’a marquée, c’était lorsque j’étais étudiante. On commençait à peine à travailler en clinique par binôme. Nous étions en stage et étions supervisés pour prendre en charge les patients comme tout autre dentiste. Pendant qu’un étudiant prenait en charge un patient, l’autre étudiant l'assistait. Un jour, je récupère une patiente en salle d’attente et je ressens une certaine tension, même si bien sûr cela reste subjectif. Elle semble étonnée que ce soit moi qui l'accueille. Je l'installe dans mon box, sur le fauteuil, et elle me regarde d’une manière particulière. Je commence à lui poser des questions sur son état de santé général, ses problèmes de santé, ses traitements, etc., mais je remarque qu'elle tourne sa tête vers ma collègue pour lui répondre. Je continue à évaluer les soins nécessaires, mais la patiente me dit : “Non, je ne veux pas que ce soit vous qui me soignez, je veux que ce soit elle”, en pointant du doigt ma collègue blanche. Pourtant, elle n'avait pas à choisir qui doit la soigner, surtout dans une clinique dentaire. Elle commence à s’énerver contre moi. Alors j’ai alerté mon enseignante sur la situation. À l’époque, la patiente n'a pas expliqué pourquoi elle refusait d'être soignée par moi.
Mon enseignante tente alors de clarifier la situation et demande à la patiente pourquoi elle refuse que je la prenne en charge. La patiente lui répond : “Quoi ? Alors je dois me faire soigner par une noire et tout ? Mais n'importe quoi.” J'étais choquée par ses propos, je les ai trouvés violents, et j'ai décidé de partir. Cela m'a profondément blessée ; après tout, je suis française, et j'ai trouvé difficile d'être rejetée à cause de ma couleur de peau.
Il est rare que les personnes soient aussi directes qu'elle, malgré les autres expériences similaires que j'ai pu avoir. Finalement, je trouve que c'était mieux qu'elle soit directe, car les autres fois où j'ai été confrontée à ce type de situation, les gens ne l'admettaient pas et trouvaient d'autres excuses, comme cette fois où l'une de mes patientes m'avait accusée à tort d'avoir fait tomber du matériel et l’avoir remis dans sa bouche pour ne plus avoir à se faire soigner par moi. Néanmoins, ce ne sont que mes expériences personnelles qui restent une réalité. Peut-être que d'autres ont aussi vécu la même chose.
Et par ces expériences où tu as été victime de racisme, puisqu’il faut le dire clairement avec de tels propos tenus par ta patiente, comment as-tu pu garder ta motivation dans l’exercice de tes fonctions ? Quelles ont été tes autres difficultés ? Et malgré ces difficultés, comment as-tu pu garder ta motivation en tant que praticienne ?
Ces expériences, bien que rares, restent des anecdotes, si je puis dire. Dès le lycée, j'avais déjà décidé de travailler dans le domaine de la santé, en particulier auprès des enfants, ce qui a toujours été mon objectif. La motivation venait aussi de la satisfaction financière que ce métier pouvait offrir. De plus, c'était un projet de longue date, car j'apprécie le contact humain et les relations avec les autres.
Tu as poursuivi une orientation scientifique au lycée. Comment les jeunes filles ont-elles été soutenues à l’époque pour s’orienter vers un cursus scientifique ?
À l'époque, au lycée de Mamoudzou, les jeunes filles étaient encouragées à poursuivre une carrière scientifique et pouvaient même monter un dossier pour un projet de carrière. Je me souviens avoir reçu un chèque de 700 euros, une incitation précieuse pour ceux et celles avec des projets ambitieux.
Concernant ton parcours scolaire, quel rôle ont joué tes parents ?
Mes parents ont toujours été encourageants et présents à tous les niveaux : financier, moral et émotionnel. Ils m'ont soutenue sans jamais me décourager, même lorsque j'ai rencontré des défis.
D'ailleurs, je continue à enrichir mon savoir en passant d’autres diplômes. L'année dernière, j'ai obtenu un diplôme universitaire en recherche clinique pour pouvoir développer des projets de recherche. L'année précédente, j'ai obtenu un certificat d'études spécialisé en odontologie pédiatrique pour approfondir mes connaissances dans les soins dentaires pour enfants. Cette année, mon objectif est de travailler sur la communication et la gestion des patients anxieux, ainsi que des enfants peu coopératifs. En outre, j'ai été acceptée dans un master en santé publique pour l'année prochaine.
Pourquoi avoir choisi de poursuivre un master en santé publique alors que tu es déjà dentiste ?
A Mayotte, nous avons des projets d'accueil d'étudiants dans notre service. Pour pouvoir encadrer efficacement ces étudiants et participer à des travaux de recherche, il est essentiel de maîtriser le langage académique. C'est pourquoi j'ai décidé de m'inscrire en Master 2. La recherche est indispensable pour améliorer nos pratiques et répondre aux besoins spécifiques de la population locale.
Ta spécialisation porte sur les soins aux enfants. Quelles observations as-tu notées et quelles difficultés as-tu rencontrées ?
En effet, je suis très impliquée dans les soins aux enfants, y compris ceux en situation de handicap. La santé bucco-dentaire des enfants à Mayotte pose de sérieux défis. L'accès aux soins dentaires est extrêmement limité, avec seulement 3 à 5 dentistes pour 100 000 habitants, alors que la moyenne en métropole est de 60 dentistes pour 100 000 habitants. Il est crucial d'augmenter considérablement le nombre de dentistes pour améliorer la prise en charge de la population. Les enfants consomment beaucoup de boissons sucrées, ce qui contribue au développement de caries. Nous voyons régulièrement des enfants hospitalisés en raison d'infections graves au niveau du visage, souvent issues d'une dent infectée. Ces infections peuvent entraîner des difficultés pour manger et respirer, et certains patients nécessitent même des soins en réanimation.
Cette situation souligne l'urgence d'améliorer l'accès aux soins dentaires et d'éduquer la population sur les bonnes pratiques d'hygiène buccodentaire, ce qui reste un défi majeur à relever à Mayotte.
Quels conseils pourrais-tu donner à la population en général ? Et aux parents en particulier ?
Pour les parents, je recommande vivement de superviser le brossage des dents de leurs enfants jusqu'à l'âge de 8 ans. Les enfants de moins de 6 à 8 ans ne sont pas encore capables de se brosser seuls de manière efficace. Il est essentiel de brosser les dents deux fois par jour, matin et soir, pendant au moins 2 minutes, en utilisant un dentifrice fluoré. Le fluor est crucial car il protège les dents et prévient les caries. Limitez également la consommation d'aliments sucrés comme les sodas, les gâteaux, les aliments collants et les chips. Enfin, il est recommandé de visiter le dentiste deux fois par an. Idéalement, les enfants devraient avoir des consultations tous les 6 mois, mais cela peut être compliqué en raison du manque de dentistes sur le territoire.
Tu es une mère et une femme mariée, aussi ambitieuse que dynamique, contribuant activement à la communauté tout en élevant des enfants. Comment gères-tu tout cela ?
Ça va, bien que parfois je pense qu'ils sont fatigués de moi (rire). Je suis une personne dynamique et j'apprécie quand il y a beaucoup à faire. Mes formations me conduisent souvent en déplacement, ce qui maintient les choses intéressantes. Après le travail, mes enfants me réservent un accueil chaleureux et le soir, j’arrive à profiter une fois qu'ils sont endormis. Cela montre à mes enfants que je suis une mère capable de jongler avec beaucoup de choses. Pour moi, il est essentiel de continuer à me former et à apprendre. La science évolue constamment et il est crucial de rester à jour dans ce domaine. Le métier demande une formation continue.
Quels conseils donnerais-tu à un jeune désirant suivre la même voie que toi, que ce soit dans les études scientifiques, pour devenir médecin, etc. ?
Il est essentiel d'adopter une certaine rigueur dès le départ. Sois constant, ne baisse jamais les bras. Personnellement, malgré ma jovialité, j'ai aussi traversé des moments difficiles, comme des partiels ratés... La vie n'est pas toujours facile, il faut être persévérant, discipliné, curieux et s'intéresser à ce qui nous entoure. En tant que chirurgienne dentiste, je conseille aussi de ne pas négliger le brossage des dents !
Quel message aimerais-tu transmettre à Mayotte ? À tes enfants ? À ton mari ?
Mayotte a besoin d'attirer ceux qui ont un véritable attachement à cette île, car ce sont eux qui souhaiteront véritablement la faire progresser à long terme. Il est crucial d'encourager et de retenir les jeunes locaux qui aspirent à s'engager dans le développement de l'île. Pour mes enfants, je souhaite qu'ils trouvent quelque chose qui les passionne vraiment et qui les rend heureux. Puisqu'on passe une grande partie de notre vie au travail, autant choisir quelque chose qui nous épanouit tout en prenant soin de nous. Savoir quand s'arrêter est également important. Je suis souvent animée par de nouveaux projets et je suis reconnaissante du soutien de mon mari. Choisir les bonnes personnes qui nous soutiennent et nous encouragent dans nos entreprises est essentiel, tout comme le soutien réciproque que nous leur apportons.
Que penses-tu de cette interview ? Quel effet cela a-t-il produit en toi ?
C'était une expérience intéressante et enrichissante. Cela m'a permis de revisiter mon parcours de vie et de mettre à jour ma frise chronologique, depuis ma naissance jusqu'à mes 35 ans. C'était cool de faire ce voyage dans le temps.